Journal d'un homme nu
La vie comme une mort lente l’a dépouillé de tout
La vie … une passerelle sur le néant ! Voilà ce que j’ai lu dans un avis mortuaire …
Enfant d’un adultère, illégitime quelques mois, non désiré, presque avorté (mon père … combien ce mot me coûte … l’avait suggéré à sa maîtresse, ma mère). Un père, âgé à ma naissance, mort quand j’avais 5 ans, une mère distante, bientôt dépressive, la vie est pour moi un sabre qui dépouille, lacère sans anesthésie.
J’éprouve chaque jour la douleur d’être né !
Combien il m’est difficile de me représenter Dieu comme un Père … un Père qui a désiré que j’existe.
L’homme, courbé, continue de marcher dans la nuit
Courbé comme un petit vieux qui aurait déjà trop vu, trop vécu ;
Courbé davantage en mon âme qu’en mon corps ;
Courbé par la Faute qui me recroqueville sur moi-même ;
Courbé par ma douleur de vivre qui m’empêche d’aimer et de me laisser aimer :
Et pourtant … je marche.
Je refuse l’immobilité de la mort,
C’est donc que je suis encore vivant !
La nuit … Quelle nuit ?
Nuit de la dépression ?
Peut-être … parfois ! Quand tout devient trop pesant, la prochaine minute même, alors la tentation de renoncer devient lancinante.
Mais non, je ne renonce pas !
Nuit de ma névrose d’enfant non désiré et mal aimé ?
Certainement. Mais cette névrose, telle un soc de charrue, a labouré mon âme. Elle est devenue l’outil du Divin laboureur pour retourner ma terre noire et fertile.
J’ai écarquillé les yeux de mon âme afin de surprendre, à la dérobée, quelques lueurs des plaisirs et des joies de ce monde dans lequel je n’ai pas demandé à venir : travail valorisant, réussite professionnelle, projets toujours plus grands, reconnaissance sociale …
Mais mon âme, un moment éblouie et comme ravie, par ces lueurs, qui étaient mes étoiles et me guidaient, comprit qu’elles étaient éphémères et artificielles. Elles n’étaient pas la Lumière, celle qui me permettrait de voir le chemin où je marche, de savoir d’où je viens et où je vais.
Toutes, les unes après les autres, elles se sont éteintes. Ne resta que la nuit du dénuement et un chemin que je ne voyais plus. Mais y a-t-il même un chemin ?
Malgré tout … je marche sans voir !
Poussé par sa quête de l’Unique Essentiel, son Tout
J’ai cherché la légitimité, alors que j’étais un enfant illégitime.
J’ai cherché la reconnaissance par ce manque du désir que j’existe.
J’ai tout entrepris pour réussir et j’éprouve cette sensation d’avoir échoué.
J’ai servi le Dieu que je croyais connaître en quittant tout, mais sans m’en rendre compte, c’était moi que je servais.
J’ai voulu être utile, je découvre que j’ai été inutile, un outil cassé qui ne sert plus.
En fait, j’ai tout fait pour être aimé parce que je ne m’aime pas.
J’avais pris le chemin que je croyais tout tracé, celui que je pensais étroit et droit, ce chemin que j’appelais ma vocation. Vocation que je croyais avoir reçue.
Dépouillé de mes rêves et de mes ambitions, crucifié dans mes désirs de servir et d’être utile, je me suis senti nu.
Quand ces lumières éphémères … prise pour des étoiles éclairant mon ciel et orientant ma vie ... se furent éteintes … me plongeant ainsi dans la nuit ... j’ai enfin reçu la capacité de discerner, de sentir la présence de cette étincelle de lumière qui était là depuis le début … en moi : le désir d’union à l’Unique Essentiel, mon Tout.
Parfois, il s’arrête les pieds ensanglantés
Pieds blessés parce que nus, déchaussés
… Pieds déchaussés, signe concret de pauvreté et de dépouillement de tout ce qui n’est plus essentiel
… Pieds nus qui rendent le contact avec le monde déchiré et violent plus intime, plus douloureux
… Pieds déchaussés, sans protection, sans défense, pieds nus et ensanglantés de l’Homme de Nazareth qui connait le chemin de la mort … de cette mort qui mène à la vie.
Je sens qu’il m’invite à suivre ses traces sur le sable.
Envie de dormir pour se réveiller enfin de sa vie
Parfois, fatigué, je m’arrête au bord du chemin et je m’interroge : Vais-je continuer ou me coucher envahi par l’envie de dormir ?
Dormir sans me réveiller, quel délicat départ !
Non, ce n’est pas exactement ce que je ressens : dormir pour enfin me réveiller de ce mauvais rêve qu’est devenue mon existence. J’aimerais me réveiller un matin et me dire, soulagé : Ah ce n’est rien, un simple cauchemar !
Souvent, je me dis que ma mère aurait dû écouter mon père et avorter. Pourquoi m’a-t-elle raconté cette terrible vérité.
Il est des vérités qui tuent lentement !
Le désir de n’être pas né s’empare de moi. Être à peine sorti du néant pour y retourner aussitôt. N’être plus qu’un regret dans le cœur déchiré d’une femme qui a refusé d’être mère.
Depuis ce jour de mon adolescence, quelque chose est mort en moi … tué par celle qui m’a donnée la vie.
Pourtant, il s’abaisse et saisit le caillou qui l’a blessé
Pourtant … toute ma vie est résumée dans ce mot.
Pourtant … un mot débordant de force et de courage.
Pourtant … je dois mettre un genou à terre, m’abaisser à mes yeux et à ceux des autres, accepter, prendre en moi et faire silence.
Saisir … prendre à pleines mains ce qui fait mal sans lâcher.
Saisir … comprendre pourquoi des choses parfois si insignifiantes peuvent me faire si mal.
Se relevant bien droit, l’homme enfouit
Courage de m’abaisser … courage de consentir à tout ce qui se présente
… Courage aussi de me relever après avoir mis un genou à terre … pour souffler et mieux repartir.
Dans l’effort de se relever, il y a en germe la force de tenir debout, d’être un homme debout … un survivant.
Son butin dans son cœur et marche encore
Qui voudrait d’un pareil butin ?
Personne d’autre que moi ! … c’est le mien !
Chaque incident, chaque parole, chaque situation qui m’a blessé ont marqué ma mémoire, ont tissé le drap de mon existence. Chaque souvenir est devenu la matière première que mon cœur rumine et digère en silence.
Cette nourriture, souvent amère, est pourtant consistante. Lorsque le palais du cœur s’y est accoutumé, elle donne force et courage … pour continuer d’avancer … même si le chemin se dérobe et même si la terre où je marche m’est inconnue.
La Ténèbre en son sein l’accueille et le nourrit
Dans le ventre de la femme qui est devenue ma mère, je suis entré comme par effraction, pas invité, ni désiré, encombrant, en trop …
Cette femme m’a prêté, à son corps défendant, son ventre … juste le temps de venir au monde. Je n’ai aucun souvenir de ses caresses, de ses mots doux.
Aujourd’hui encore, je me sens inachevé … je suis né avant terme.
Une autre mère a pris le relai pour m’achever. La Ténèbre en son ventre m’accueille et me nourrit. Je retourne dans une matrice pour être achevé … mené à terme.
La Ténèbre m’enveloppe de ses bras doux et terribles, la froideur de l’Absence me réchauffe, l’aridité me désaltère, l’amer devient suave, l’obscurité m’illumine.
Je touche au point zéro où les opposés se rejoignent et s’unifient. Ai-je atteint le fond … de ma profondeur … ce fonds qui s’ouvre sur la Source ?
Quand l’aube enfin se lève, son être est re-né
Je suis devenu un enfant de la nuit, la Ténèbre est ma mère ... comme toute bonne mère … elle me conduit au Père, l’Astre du jour qui m’a engendré.
La Ténèbre a commencé à guérir mes blessures. J’ai été mis au monde une deuxième fois.
Ma mère, la Ténèbre se retire. L’aube se lève.
Quand le soleil paraît, la terre, humidifiée par la rosée de la nuit, laisse échapper quelques brumes. Parfois, ces brumes peuvent être épaisses et rester jusqu’à midi. On ne voit pas encore bien, mais la lumière grandit d’heure en heure. Les dernières brumes, persistantes, disparaissent par la chaleur du soleil. Voilà que je revois le ciel bleu.
La nuit est passée, le jour est là ! … Avec la surprise de découvrir tout le chemin parcouru durant la nuit. Le paysage a changé, j’ai changé, le monde a changé ou plutôt mon regard sur le monde a changé.
Tout est pareil, mais tout est différent.
L’Astre du Jour lui découvre son misérable trésor
Qu’en perles lumineuses il a transmué
Je m’arrête de marcher, je m’assieds à même la terre. Je suis fatigué par cette longue et pénible nuit.
Le silence habite encore en moi. Je me découvre vivant, plus vivant que jamais. Je suis devenu un survivant.
Je mets ma main dans ma poche et en sort les cailloux ensanglantés pour les jeter. Je n’en veux plus, ils ne font plus partie de ma vie. Je veux oublier.
Surprise … émerveillement … miracle … ces vils cailloux qui m’ont blessé sont … maintenant … de belles perles aux couleurs chatoyantes. Le soleil les rend encore plus lumineuses. Elles étincellent.
Je me relève … et me remets en marche … que vais-je faire de mon nouveau trésor ?
Texte : Thierry Feller
Voir aussi : Poème : Perles de nuit
Ce texte est inclus dans un e-book au format PDF que vous pouvez lire ou télécharger. Il est libre de droit. Vous pouvez donc le diffuser comme vous le souhaitez.
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